Cette année, désobéissons
De l'art et des réflexions indisciplinées pour sortir du cadre en 2025
J’ai eu beaucoup de mal à cerner lors du Nouvel An quel mot accompagnerait ma nouvelle année, c’était encore trop flou. Mais tranquillement s’est immiscée une intention qui me plait : désobéir.
On s’entend, j’irais pas (enfin, j’espère) en prison.
Cette notion de désobéissance fait assurément écho au contexte social actuel qui pèse lourd lourd lourd. Sur les individus mis en marge notamment, les personnes racisées, les femmes, les communautés LGBTQIA+, notamment les personnes trans, les migrant.e.s, etc. Alors désobéir, il nous le faudra probablement malgré notre volonté pour survivre à la montrée inquiétante des idéologies d’extrême droite aux quatre coins du monde.
Individuellement, la désobéissance est pour moi une pratique inconfortable. En ce sens où elle m’attire, mais doit parvenir à supplanter la docilité et le sens du service imprimés violemment dans ma colonne vertébrale.
Comme beaucoup de femmes, on a d’abord fait de moi une bonne petite fille qui obéit avant que le feu pogne en dedans.
En art, sans désobéissance, aucune mutation significative n’aurait eu lieu.
Vite de même, je pense au Salon des refusés au 19e siècle, à la naissance de l’art contemporain et l’éclatement de tous les codes en matière de support, mais aussi aux insurrections politiques des Pussy Riot, aux Guerrilla Girls qui ont dénoncé l’absence des femmes artistes dans les institutions, etc.
À la mention du terme désobéissance, me vient aussi en tête l’artiste Martha Rosler et sa performance Semiotics Of The Kitchen (1975), où, avec violence dans ses gestes (et des couteaux!), elle parodie une émission de cuisine.
On peut interpréter cette performance comme une revanche de la femme au foyer reléguée à la cuisine dont la rage réprimée face à sa servitude domestique déborde et s’exprime enfin…
La désobéissance, ce sont donc ces nombreux.se.s artistes dissident.e.s qui, en transgressant les vieilles règles du jeu, réclament leur agentivité, leur droit de sortir du cadre androcentriste, capitaliste, occidental, pour faire valoir leurs droits et leurs réalités.
↓ on en parle dans cet épisode ↓
Ce sont celleux qui repoussent les limites de leur discipline, de leur matière, qui provoquent, qui lèvent le couvercle, qui exposent le tabou, le laid, le difficile, l’étrange, l’innovant, le rejeté, l’inattendu.
Vaste sujet qu’est la désobéissance, vous me direz… Oui, peut-être un peu trop pour une fille qui s’est promis d’écrire un texte un peu plus court cette fois-ci, hin!! (oupsiii 🙃)
Avant de vous offrir trois inspirations artistiques et philosophiques qui m’accompagnent à travers le déploiement de ma quête d’indiscipline, laissez-moi vous présenter le nouveau visuel de Sous la fibre….
*roulements de tambour*
🥁🥁🥁
TADAAAA!!
Le podcast célébrait ses 5 ans le 15 janvier dernier. Ça me parait presque incroyable.
C’est donc, un peu choquée de voir que le temps passe si vite (I know, vous êtes pas ici pour que je parle comme votre matante, j’me calmeeee) et quand même assez fière du développement de ce doux projet, que j’ai demandé à l’artiste Franco Égalité d’offrir de nouvelles couleurs au dessin d’origine.
C’est intense, c’est bold, c’est éclatant.
…Et c’est justement l’exercice idéal pour moi d’assumer des tonalités pas mal plus bigarrées que les précédentes.
Bien que chacun de mes textes et épisodes s’inscrit dans une démarche profondément féministe intersectionnelle et queer, - et qu’aucun masculiniste n’a jamais écouté mon balado (franchement, ça leur ferait pas de mal, mais je serais étonnée lolll) -, il y a quand même une partie de moi qui s’est demandé si ce rose fluo « repousserait »… quelques dudes.
Arf.
On s’entend, le rose c’est pas genré, mais la société nous le fait croire encore un peu.
J’ai donc pris une grande respiration, et j’ai décidé… Que je ne suis pas pour tout le monde, après tout.
J’ai désobéi à mon élan de rester dans le statu quo, j’ai refusé de faire un consensus, là où je ne le désire pas réellement.
Paula Rego, désobéir pour lutter
J’admire profondément le travail percutant de l’artiste portugaise Paula Rego (1935-2022).
Plusieurs de ses œuvres mettent en scène du grotesque, font naître une sensation de malaise dans l’œil du public, mais surtout, le force à plonger au cœur de son récit pour y découvrir de nombreux niveaux d’interprétation.
Paula Rego s’est beaucoup insurgée à travers son art contre l’aliénation dont sont victimes les femmes.
Elle dénonce leur soumission au patriarcat et à ceux qui les dominent au quotidien, mais aussi le peu de respect qu’on accorde à leurs vies. L’artiste travaillait à la peinture, mais aussi au bâton de pastel, un médium qu’elle considérait elle-même « agressif », ce n’est pas rien!
Cette agressivité, on la retrouve dans sa célèbre série des femmes chiens.
Au-delà d’une simple représentation de la violence, Rego explore les mécanismes psychologiques interconnectés de la soumission et de la rébellion.
Les femmes chiens qu’elle imagine sont des êtres complexes, tiraillés entre la peur de l'autorité et le désir de liberté. En leur faisant emprunter des postures ambiguës qui miment celles des chiens, l'artiste souligne leur animalité refoulée, mais aussi, tristement, leur condition d'objet.
Cette série, tout en étant crue et provocante, invite à une réflexion profonde sur les conséquences de l'oppression.
La colère est palpable dans ses tableaux, une féroce tension semble sur le point d’éclater, tout respire l’insubordination.
On sent que les personnages féminins de Rego sont rebelles, elles sont parfois même impertinentes. J’aime penser qu’elles désobéissent un peu chaque jour. Je devine à travers leurs postures et regards la flamme de la contestation.
Engagée, l’artiste portugaise n’a pas non plus hésité à dénoncer les conditions insalubres et inhumaines dans lesquelles les avortements avaient lieu dans son pays.
Cette série en question, dans laquelle on voit des femmes avorter clandestinement, a été réalisée à la suite du refus du référendum sur la légalisation de l’avortement au Portugal en 1998. Elle a ensuite été remise en valeur lors d’une campagne, en 2007, qui a finalement conduit à légaliser l’avortement.
« La série est née de mon indignation. Il est incroyable que les femmes qui se font avorter soient considérées comme des criminelles. » - Paula Rego
Enfin, j’aime que les femmes de Rego soient massives. Elles ont de gros mollets et de gros bras, le public est témoin de leur force.
Leurs accolades doivent être franches, mais leurs poings tout aussi puissants.
Résister à l’injonction de s’haïr (à cause du temps qui passe)
Chaque nouvelle année me rappelle aussi qu’il me faudra souffler une bougie de plus.
Vieillir en santé est sans doute le plus grand privilège que je tente de ne pas tenir pour acquis.
Alors, pourquoi ai-je aussi peur du temps qui glisse?
Vous me voyez venir : encore une fois, le patriarcat nous a amputés du pouvoir que procure l’accumulation des années (et la sagesse qu’elle porte en elle) pour nous faire croire que notre valeur ne fait que baisser chaque fois qu’une petite plissure se dessine sur notre chair.
L’analyse de la représentation des femmes âgées dans l'art révèle un loooong processus de stigmatisation, bien antérieur à l'ère des médias réseaux et du botox à outrance.
On peut penser notamment à l’archétype de la sorcière vieillissante, méchante, moche et malfaisante, jalouse des femmes plus jeunes qu’elle, animée par une haine d’elle-même - oui, ce même archétype responsable de la misogynie entre femmes, ouf.
Mon humble proposition : désobéissons à tout prix.
Cultivons notre faculté à faire sororité, notre joie de transmettre plutôt que de lorgner l’autre, notre faculté à nous réjouir ensemble. Soyons des sorcières effrontées.
Des siècles du combo magique 🪄 âgisme + sexisme 🪄 ont parvenu à faire intérioriser aux femmes des tonnes de complexes liés au physique, et à mettre en place des stratégies pour cacher la trace du temps sur celui-ci.
La société a toujours projeté sur les corps des femmes âgées ses angoisses liées au vieillissement et à la mort, les dévalorisant au passage. Tsé, pour pas changer!
C’est pourquoi, je me réjouis de voir fleurir des projets artistiques qui mettent en lumière des corps féminins de 50 ans et plus, des corps qui bougent, qui prennent de la place et ne s'excusent pas de défier la norme, de réclamer leur juste part de lumière.
J’aime les femmes qui n’ont pas peur de désobéir au male gaze qui veut tellement les faire disparaitre.
D’ailleurs, j’ai écrit un article sur le female gaze pour le ELLE Québec, si jamais vous n’êtes pas tanné.e.s de me lire
Je pense à ces récents clichés magnifiques de la Montréalaise Nanne Springer :
Mais aussi au projet Puissantes d’Alice Murillo :
Défiances queer
La pensée queer est synonyme de résistance au savoir normatif.
On peut penser au queer comme une identité, mais aussi comme un positionnement à partir duquel on déconstruit couche par couche. Souvent, ces deux perspectives cohabitent et se nourrissent. C’est le cas chez plusieurs artistes visuel.le.s.
Quand la photographe Catherine Opie s’autoreprésente en tant que lesbienne butch, tatouée, grosse, appartenant ouvertement à la communauté BDSM, et qui donne le sein à son bébé, elle fait preuve de subversion vis-à-vis du regard dominant.
Dans cette œuvre, douceur et dureté coexistent farouchement, ne s’excusent pas, ne s’annulent pas. Il y a 20 ans (et encore aujourd’hui, cela dit), la société devait trouver tout cela bien incompatible.
Lorsque l’artiste de Trois-Rivières Mikael Lepage s’autoreprésente dans ses toiles en robe de mariée ou orné d’un grand noeud rose sur la tête, il désobéit lui aussi à la loi non écrite de la binarité et du respect des codes vestimentaires. Il sème le trouble.
↓ on en parle dans cet épisode ↓
Je songe aussi à l’artiste trans montréalais.e Laurence Philomène dont un grand sens de la joie retentit de ses clichés colorés qui mettent à l’avant-plan des existences queer.
Cette (re)prise ardente de l’espace est une forme de résistance puissante dans un monde où les identités queer et trans font non seulement l’objet d’une haine dangereuse, mais sont aussi cloisonnées à des narrations où le drame et la tristesse prédominent.
↓ on en parle dans cet épisode ↓
J’ai également en tête la Japonaise Mari Katayama dont le travail hors norme allie performance, sculpture, couture, broderie et photographie.
L’artiste, qui a perdu ses deux jambes et possède une malformation à la main gauche, transcende sa condition physique en se faisant œuvre.
Son refus de porter, dans ses images, des prothèses qui auraient normalisé son corps, et s’exposer telle qu’elle est, m’émeut énormément.
Récemment, j’ai lu Vandalisme queer de la philosophe Sara Ahmed.
Déjà, en 2012, dans Les rabat-joie féministes (et autres sujets obstinés), l’autrice féministe queer et postcolonial nous parlait de la valeur fondamentale de l’obstination, du désaccord et pointait du doigt l’interconnexion entre l’acceptation de devenir désagréable et la résistance.
« Ne pas s’aligner = détruire. Voilà la formule qui interprète les existences queer comme destructrices », nous fait-elle prendre conscience dans Vandalisme queer.
Cette destruction-désobéissance queer peut aussi être volontaire et pratiquée avec fougue, rappelle-t-elle, même si on ne choisit pas vraiment les paramètres de notre propre discordance à la tradition.
« Pour te frayer un chemin dans les institutions qui ont cherché à te contenir ou à t’exclure, il te faut en inquiéter l’usage, le mettre en crise ; il te faut interrompre les habitudes. »
Je ne sais pas quelle mutinerie sera la vôtre prochainement ni quelles idées indomptables vous animent en ce moment, mais la voie de la désobéissance me semble la plus prometteuse pour avancer, pour continuer de créer en résonnance.
Je vous mets d’ailleurs au défi de rechercher dans les prochaines œuvres que vous croiserez des sursauts de rébellion, et même d’y projeter vos propres crises et luttes.
Dans un monde où ça tourne pas souvent rond, désobéissons.
« Il suffit parfois de desserrer un écrou, un petit peu, juste un tout petit peu, pour que l’explosion ait lieu. Et nous avons besoin de plus d’explosions. »
À bientôt!
J'aime invariablement te lire, mais ce texte a si fortement résonné en moi que j'en suis émue. Merci mon amie !
Désobéir, oui please! (toujours un bonheur de te lire)