De l’art pour honorer les grandes émotions
Avez-vous déjà eu un coup de foudre pour une œuvre d'art?
L'a sentez-vous l'énergie feutrée qui nous enlace en cette fin d'année?
Cet espace-temps liminal qui clôt à la fois un cycle et nous offre la promesse d'un mouvement nouveau.
Il n’y a rien comme les transitions pour plonger dans les objets et les lieux qui nous ont fait vibrer, qui ont résonné.
Je ne sais pas pour vous, mais je suis toujours fébrile lors des derniers jours de l'année. Je dresse des bilans, je revisite les événements. Je tente (en vain) de dialoguer avec la moi du passé. Je bâtis un pont avec l’avenir (j'ai notamment comme tradition de me créer un moodboard).
Certaines années sont un fleuve relativement tranquille (ça n’a pas été le cas de mon 2024, oupsiii), et d'autres vous déracinent complètement, jusqu'à extirper de vous des facettes encore méconnues jusque-là. 🌪️
Un peu comme l'art, au final.
La rencontre de certaines œuvres font surgir en un clin d'œil des sensations si submergeantes qu'on se sent tout à coup sur un fil ténu, en équilibre. C'est incroyable, et c'est intense.
Ça n’arrive pas à toutes les sorties en galerie/au musée, et généralement, on s’en souvient.
Quand l’art devient miroir de nos émotions
Avoir un coup de foudre pour une œuvre, c’est parvenir à la distinguer comme un reflet de quelque chose qui existe en nous, comme un lien direct vers un souvenir, une émotion, une obsession, une relation, un traumatisme qui nous habite.
Ça me rappelle des conversations que j'ai eu avec des personnes qui disent ne rien comprendre à l’art visuel, mais qui ont été profondément marquées par une toile ou une sculpture un jour.
Baoooon, bien sûr, j'en parle dans ma première infolettre, je crois qu'observer l'art est un muscle qu'on peut toustes développer, et la clé est de laisser dehors son regard d'adulte. Plus on va à la rencontre de l’art, plus on le voit.
Mais je comprends aussi la rareté d’une telle rencontre et je crois aussi que certaines œuvres nous trouvent au moment propice.
Pour une raison qu'il ne sert à rien d'expliquer à travers les mots de la raison, une œuvre semble alors être l'interprétation de ce qui nous happe au moment où elle se trouve sur notre chemin.
Est-ce de l'art-thérapie mais sans l'aspect d’occuper ses mains? Peut-être.
En tout cas, je crois que l’art peut nous aider à observer nos grandes émotions, à faire du sens de nos combats intérieurs.
(Tiens, tiens, ça me fait penser à cet épisode avec Jean-Pascal Fournier de la Galerie C.O.A. qui témoigne être souvent aux premières loges de coups de foudre entre l’art et ses acheteur.euses.)
Cette année, j’ai eu la chance de rencontrer et revisiter quelques œuvres tandis que je vivais multiples tempêtes.
Elles ont donné de l’épaisseur à mon vécu, elles ont communiqué avec moi, m’ont un peu apaisé, m’ont exalté.
J’vous embarque.
Phase Shifting Index [Index d’états de transition], Jeremy Shaw
Janvier 2024, il fait froid, l’hiver semble interminable et j’amorce avec perte et fracas une série d’événements qui va ébranler mon sens d’identité. Je ne vous raconterais pas ma vie ici, mais le message c’est BIENVENU EN INTENSITÉ.
Je me rends à la Fonderie Darling un dimanche après-midi avec plusieurs de mes ami.e.s et quelle joie, quelle surprise, quelle incroyable sensation que d’être immergée dans la vaste installation vidéo Phase Shifting Index de Jeremy Shaw.
Moi qui me sentais morte en d’dans ce jour-là, j’ai été shakée pas juste un peu.
Sept écrans géants projettent des scènes où des groupes de personnes dansent. Sept esthétiques différentes, mais avec toujours un goût d’étrangeté, à la manière des faux documentaires. Les dialogues sont confus et poétiques, les mouvements parfois synchronisés, parfois très chaotiques.
Tranquillement, les sept paysages semblent commencer à se répondre, l’intensité monte de tous les côtés, les gestes évoquent la spiritualité, la transcendance, le rituel, le lâcher-prise…
Le public est alors amené tranquillement à douter et à s’investir dans la dynamique : ces réalités parallèles vont-elles finir par se rencontrer? De la dissonance va-t-on vers l'unisson?
À travers ces séquences vidéo hypnotiques, je crois que l'artiste souhaite nous amener à explorer notre perception du tangible (les scènes de danse en groupe, parfois drôles, parfois lyriques) et du sensible (tous les ressentis qui émergent en nous).
Puis il nous invite, finalement, à vivre une sorte de transe collective, une extase transtemporelle, quand tout à coup, tout résonne, tous les sujets dansent sur la même fréquence.
Le son augmente, les lumières baissent, tous les écrans répondent à une même puissance.
Cette œuvre est (selon moi, tsé, prenez pas ça pour du cashhh!) un rappel que le récit fascinant de notre vie se constitue de fragments collectifs et individuels, de moments palpitants en parfaite résonance et de périodes absolument désordonnées, parfois même aliénantes.
Cette œuvre m’a happé, j’en ai eu des frissons, je l’ai laissée m’atteindre.
À la lumière de mon expérience, j’ai envie de vous lancer cette invitation :
— quand est la dernière fois que vous avez fait une rencontre artistique intense de ce genre?
BTW, j’ADORE quand vous m’écrivez et qu’on discute d’art et de la vie ensemble. Il n’y a rien qui me rend plus satisfaite de Sous la fibre que lorsque vous m’indiquez que vous aimez ça, que ça ouvre vos réflexions #praisekinklol
Ok, c’est le Temps des Fêtes, donc je vous offre deux autres histoires de emo/art lover Cm. 🤓
Douleur exquise, Sophie Calle
On r’monte le temps. Destination 2014.
Connaissez-vous l’artiste Sophie Calle? Ce que j’aime d’elle, c’est qu’elle utilise autant les images que les mots pour faire art.
Dans son œuvre (sous forme de livre) Douleur exquise, elle documente une rupture et ses séquelles.
Sophie Calle entreprend un périple que toutes les victimes de peines d’amour se sont infligé un jour : elle retrace les jours qui ont précédé la séparation tandis qu’elle se trouvait au Japon, un voyage qu’elle considère responsable de la fin de sa relation.
À la manière d’un journal intime, une fois quittée, l’artiste dissèque ses émois, ses souvenirs et sa douleur jusqu’à arriver au bout d’elle-même et de sa souffrance. En fait, elle parle carrément de conjuration de sa souffrance.
Cet ouvrage m’a trouvé au bon moment, alors que je traversais ma première rupture. Je l’ai déniché dans une vente de livres seconde main, à Lyon, à quelques jours de déménager ma vie. Tsé, déjà Douleur exquise, j’étais comme « that’ll do for me hihihihelp ». 🫠
L’histoire du cœur brisé de Sophie Calle était très différente de la mienne, mais j’ai senti que nous parlions à ce moment-là le même langage. Et si vous lisez cette infolettre, vous savez probablement que moi, les mots, ça me chavire.
J’ai acheté le livre, évidemment. Je l’ai parcouru morceau par morceau lorsque j’en avais le courage, et je l’ai déménagé avec moi.
Une œuvre est avant tout une archive (c’est le moment où je vous invite à lire ma précédente infolettre qui porte sur les souvenirs héhé), et j’aime imaginer cette collection d’objets et de créations qui nous percutent comme un miroir de notre existence un peu folle.
Et donc, c’est FINALEMENT là où je vous dit que
— l’art nous accompagne de manière beaucoup plus significative que par sa simple fonction esthétique : il nous aide à nous sentir moins seul.e.
C’est un rappel qu’un.e autre être humain a, un jour, visité la même nuance que nous, parcouru un sentier similaire, défiché des sentiments voisins. Et ielle nous fait l’offrande de son exutoire.
The Adventures of Guille and Belinda, Alessandra Sanguinetti
On revient en 2024, en septembre dernier, lorsque je suis tombée sur une série photo qui m’a bouleversé lors de ma visite de la biennale Vevey Images à Lausanne.
En 1998, la photographe Alessandra Sanguinetti rencontre Guillermina Aranciaga et Belinda Stutz, deux jeunes filles, des cousines, dans un coin rural d’Argentine. Captivée par leurs personnalités et surtout le lien fort qui les unit, l’artiste décide de documenter leurs vies durant 25 ans.
Au fil des années, les clichés retracent l'évolution des deux femmes qui passent de l’enfance à l’âge adulte.
Plusieurs éléments m’ont frappé. La relation de ces deux femmes, qui semble fusionnelle. La confiance qu'accordent les deux sujets à l’artiste qui immortalise des pans de leurs vies.
Mais aussi la notion de jeu : si, lorsqu’elles sont enfants, elles jouent à la vie, s’amusent à imiter les adultes, se déguisent, tranquillement une certaine gravité s’installe dans leur quotidien.
La légèreté semble de moins en moins présente, l’une des deux tombe enceinte, leurs regards s’endurcissent, les soucis s’installent dans leurs expressions.
Ce projet est un rappel que le cycle de la vie est profondément complexe. Que nos existences sont jalonnées d’étapes, que la joie et la connexion sont des denrées précieuses, mais fragiles qu’il faut cultiver.
Ma soeur et moi sommes ressorties de cette expo les larmes aux yeux, on ne pouvait s’empêcher d'envisager quelles émotions ont secoué ces deux femmes. Cette rétrospective nous a mis le cœur à l’aventure.
Ça a renouvelé notre envie de jouer, de retomber en enfance, de continuer à s’amuser avec intensité.
***
Parce que je suis journaliste, et surtout que j’aime savoir ce qui touche les gens, j’ai demandé à mon amie, l’artiste Sarah Seené, de me raconter une rencontre forte émotionnellement avec une œuvre d’art. (TW : suicide)
Onde de choc, effluves de l’impénétrable, Suzanne Ferland
Onde de choc est un projet sur le suicide de Suzanne Ferland, présenté en mars 2022 au Centre des arts de Shawinigan, tandis que Sarah expose une de ses séries en même temps dans ce lieu de diffusion.
« Quand je suis entrée dans la salle d’exposition, j’ai pleuré. C’est la première fois de ma vie que je pleurais dans une expo.
C’est un sujet qui me touche directement. J’ai perdu une personne très proche de moi qui s’est donné la mort le jour de ses 19 ans. Ça habite ma vie depuis, et c’est très difficile de faire le deuil de quelqu’un qui s’est suicidé. Suzanne Ferland a elle aussi perdu une personne proche.
Elle a utilisé différents médiums. Je me souviens surtout d'une grosse pierre au milieu de la salle, qui flottait au-dessus du sol. Il y avait beaucoup de petits personnages en bronze qui entouraient la pierre, tandis que d’autres avaient des jambes en cire rouge et une pierre en guise de tête et de torse. Les objets communiquent entre eux, on peut ressentir à la fois le poids de l’absence, mais aussi la libération. Lourdeur et légèreté cohabitent. L’artiste a réussi à explorer le sujet avec beaucoup de soin, sans que ce soit brutal.
Il y avait beaucoup de choses, mais l’ensemble demeurait aéré. Le nombre était présent et c’était important car ça reflétait les statistiques du suicide.
L’artiste a réalisé plusieurs actions en médiation, donc étaient exposés également des livres qu’on ne pouvait pas ouvrir et dans lesquels des familles endeuillées avaient partagé leurs histoires.
En fait, cette exposition représentait à la fois le poids de la souffrance psychologique et/ou physique qui mène au suicide, et la douleur qui suit après la perte de quelqu’un.e qu’on aime. C’est un sujet qui est tellement tabou. Et cette exposition adresse cette réalité qui touche toutes les classes sociales et générations d’une manière poétique.
J’ai eu un coup de cœur intense pour une statuette en bronze devant laquelle j’ai pleuré un moment.
Le mouton a quelque chose de doux, mais son regard est assez frontal, il interroge. Et on sent que l’ensemble est tellement lourd pour les petites jambes ancrées dans la pierre. J’y ai vu la confusion psychologique dans laquelle devait se trouver la personne que j’ai perdue. J'ai acheté cette œuvre d’art. Elle m'appelait, il fallait absolument que je l’aie.
Et de manière très symbolique, je l’ai acheté le jour anniversaire du suicide de Mathieu. » ❤️
Faire peau neuve, sortir du creux
Parce qu’il faut bien que je parle aussi un peu du podcast, laissez-moi vous dire que j’ai bien l’intention de sortir de mon creux créatif.
De nouveaux épisodes sont en préparation pour 2025, et j’ai envie d’innover cette année, de me laisser explorer des formats différents.
Je ressens également le besoin de laisser entrer des personnes dans cet espace, de co-animer, co-créer, co-présenter, co-analyser. Bref, en 2025, j’ai envie de collaborer à la fois avec les parties créatives de moi que j’ose moins laisser shiner, mais surtout avec les autres et leurs belles idées!
Quelques suggestions culturelles 📚
Je m’éloigne un peu des arts visuels cette fois-ci, pour vous mentionner trois livres que j’ai adorés en 2024 (toujours dans la thématique *GrOsssses émOtiOns* par contre!)
L’indésir de Joséphine Tassy (le récit d’une femme qui perd une mère qui l’avait négligé, abandonné toute une vie, et qui apprend à la connaitre à travers les souvenirs de ses proches, un 10/10 honnêtement, j’ai braillé beaucoup.)
Corps vivante de Julie Delporte (parce que détricoter ses traumas tout en sortant de l’hétérosexualité is not an easy task + les dessins sont INCROYABLES, évidemment.)
Blue Sisters de Coco Mellors (trois soeurs font face au deuil suite au décès de celle qui complétait leur quatuor. Chacune fait face à ses démons, mais toutes demeurent inexorablement connectées. Oufff, 10/10 aussi!)
Sur ce, bon passage à la nouvelle année, n’oubliez pas d’honorer toutes les montagnes russes que vous avez bravé les derniers mois! Byeeeee. 😘
Once again me gusta MUCHO.
Talentueuse JJJ, tu es.