Des corps émancipés et une créativité apprivoisée
Astuces et réflexions pour redéfinir notre rapport à la pensée créative.
Bonjour!
Aujourd’hui je vous jase de créativité, j’explore ce que c’est avec une experte, mais je recense aussi mes astuces et les vôtres pour faire briller nos imaginaires.
Mais avant toute chose, laissez-moi vous présenter le premier épisode de l’année 2024 🥁… Corps dissidents!
Le corps est un sujet incontournable en art. Analysé, déformé, morcelé, objectifié, sublimé, fantasmé - à tort ou à raison! - il est le lieu où se joue la domination, mais aussi l’émancipation.
Dans cet épisode, deux artistes, Camille Ropert et Esther Calixte-Béa, puisent dans les sujets de la maladie, du male gaze, de l’aliénation des standards de beauté, de la pilosité, mais aussi de l’oppression coloniale, pour donner vie à des corporalités alternatives synonymes de joie, de réflexions et d’affranchissement!
Mettons les pieds dans le plat : j’ai pris une pause de l’infolettre en janvier.
Premièrement, comme beaucoup de personnes ayant un projet créatif personnel, je me suis sentie mal, coupable, lâche de ne pas honorer ma responsabilité (auto-imposée) de vous écrire une infolettre mensuelle. Baooon.
Et puis je suis tombée sur un épisode de podcast qui louange l’art de ne rien faire pour reconnecter avec l’inspiration. Ça m’a un peu aidé, mais je dois vous avouer que j’ai seulement réussi à tenir 20 minutes dans mon bain en ne faisant RIEN. Genre rien du tout. Pas de livre, pas de cellulaire, pas de rien, sauf une p’tite musique de spa émanant de mon téléphone sur le bol de la toilette. 🙃
Si j’ai pris une mini-pause, c’est aussi parce que je sentais que je devais « préserver » ma créativité pour la réalisation de mes épisodes. Je sentais que ma batterie baissait dangereusement, et j’ai toujours très peur que lorsque je la perds de vue, ma créativité, elle ne revienne plus jamais.
En 2021, j’ai passé 9 mois(!) à sec. J’étais si peu inspirée que je pensais mettre un terme définitif à Sous la fibre. Je me sentais vraiment pathétique. Voir que j’avais pensé avoir suffisamment d’idées et d’énergie pour créer! Voyons!
Savez-vous ce qui a réallumé doucement ma flamme créative? Une exposition.
Il a fallu que je me force à me rappeler combien j’aime me plonger dans des œuvres, dans des processus créatifs, pour que mon désir de bâtir et diffuser des discours autour de l’art visuel resurgisse.
Depuis, j’ai un peu peur de prendre des breaks, parce qu’on dirait qu’ils m’enlisent plus qu’ils ne m’apaisent.
Pourtant ça ne me tente pas d’alimenter ma petite soldate du capitalisme internalisée qui me dit tout le temps de FAIRE! PRODUIRE! CONCEVOIR! PLUS! ENCORE!
Alors je prends des mini pauses, mais je me force rapidement à reprendre le rythme, pour réenclencher le flow créatif.
« Motivation doesn’t exist »
Je suis souvent tombée ces dernières années sur des publications qui avançaient que la motivation est un leurre, que ça n’existe pas en tant que tel. Je dois étrangement dire que je suis d’accord.
Motivation doesn’t exist, ça sonne un peu donneur·euse de leçons sur LinkedIn (mon réseau social préf #NOT) ou coach pas fin qui te hurle dessus que pour que tu ailles au gym tous les jours, j’en conçois. Mais il est vrai que je crois beaucoup plus au processus, en la ténacité, à l’engagement envers soi-même. Je crois que la motivation vient davantage de l’intérieur que de l’environnement externe - d’où mon obsession à ne pas attendre que le feu créatif « revienne par magie » - et à le provoquer activement, à lui donner une chance d’éclore.
J’essaye aussi de visualiser les périodes où j’ai tellement de créativité que ça me fait MAL. Ok, j’exagère, mais le genre de bursts créatifs qui me tiennent éveillée la nuit à noter des idées, des concepts, qui me font louper ma station dans le métro, car j’écris un manuscrit dans mes notes d’iPhone.
Je suis intense. Parfois j’ai envie de créer tout tout de suite, et, en un petit claquement de doigts, ma créativité me quitte et j’ai alors le gout d’aller me cacher sous les couvertures… iiiilala. Je suis certaine de pas être seule, vous me direz si on est dans la même équipe.
Ça fonctionne comment la créativité?
Pourquoi je vous parle de ma créativité, de ses sommets et de ses temps morts? Parce que j’ai eu envie de discuter avec une experte en cerveau et en créativité!
Que vous soyez artiste ou banquier (je pense pas que personne ici fait ce métier, mais si je me trompe, vous me ferez signe…), on a besoin au quotidien de notre imagination. Que serait notre vie sans une dose récurrente d’innovation? Ne serait-ce que pour cuisiner, décorer notre intérieur, trouver de nouvelles solutions à des enjeux récurrents, se revirer sur une cène quand on a pas le choix, divertir son enfant/son soi-même de manière inventive, etc.
Claudelle Houde Labrecque, étudiante au doctorat en psychologie est la co-autrice d’un article fort intéressant.
Je me rends compte que j’avais pas complètement tort avec mon histoire de *repose-toi, mais pas trop car la foudre de l’iinovation te frappera pas*, puisque « la créativité serait le reflet d’une collaboration entre le travail conscient et le travail inconscient du cerveau. ».
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Allô Claudelle! En quoi la créativité diffère-t-elle dans le cerveau par rapport à d'autres formes de pensée?
Ça dépend de quelles autres formes de pensée on fait référence. Tout est dans toute, comme on dit! Selon les articles que j’ai lus sur la créativité, et les discussions que j’aie eues avec mon professeur Pier-Luc de Chantal (qui a aussi écrit l’article), si on pense à la notion de pensée divergente (un bon indicateur du potentiel créatif), on peut dire que c’est une forme de pensée qui permet de générer des idées originales et en grande quantité. Par contre, je ne suis pas certaine que la créativité soit « différente » du raisonnement, dans la mesure où la génération d’idée est peut-être nécessaire au processus de raisonnement, par exemple.
Je me doute que pour avoir un cerveau en pas pire santé, il faut bien manger, bien dormir, bouger, etc, mais malgré tout ça, pourquoi parfois je perds ma créativité pendant plusieurs mois?
Quand vous dites perdre sa créativité, vous parlez de quoi spécifiquement? Est-ce que c’est une perte de motivation? D’inspiration? Dans le labo pour lequel je travaille, la créativité est plutôt circonscrite comme un processus mental et ça me paraît difficile à « perdre » totalement.
La réflexion que je me fais par rapport à cette question, c’est que dans un contexte professionnel où on doit fournir des idées originales, cohérentes et pertinentes pour avoir un revenu, et ce, régulièrement, ça peut entraîner un certain épuisement, non? Je n’ai pas de réponse, mais je me pose la question justement!
C’est quoi LE conseil à suivre pour favoriser la créativité sur le long terme?
Prendre des pauses!
De plus, je suis en train de préparer mon sujet de thèse et je compte me pencher sur l’effet des contraintes sur la créativité. Un article des années 1970 souligne l’effet néfaste d’une source de motivation externe sur la créativité. Dans l’étude, on comparait la créativité d’un produit artistique entre deux groupes de personnes ; certaines avaient reçu l’instruction de créer une image librement avec le matériel qu’on leur présentait, d’autres avaient reçu la même instruction en ajoutant que le résultat serait évalué par un groupe d’expert. Pour ces deux groupes, on ne leur demandait pas spécifiquement d’être créatif.
Les personnes qui pensaient être soumises à l’évaluation avaient produit des images considérées comme moins créatives que celles qui n’avaient pas reçu d’indication sur une éventuelle évaluation. L’autrice de l’étude en concluait que la motivation externe (le fait d’être évalué par des experts) réduit la créativité lorsqu’on ne demandait pas spécifiquement aux personnes d'être créatives.
Autrement dit, le fait d’être évalué par d’autres personnes ou du moins d’avoir en tête qu’on va évaluer notre travail créatif rajoute peut-être un défi à la créativité. Alors je me dis que d’observer nos propres motivations, la valeur qu’on accorde à l’évaluation externe, ou encore le fait que notre revenu en dépend peut être une source d’épuisement.
Pourquoi ai-je mes meilleures idées sous la douche?
Ça, ça me fait penser à la notion d’incubation. Dans certaines recherches, on affirme que le fait de se pencher sur la résolution d’un problème, puis de se pencher sur autre chose, puis d’y revenir par la suite aide la créativité. Le travail continue de se faire, même si on n’est pas en train de penser consciemment à la tâche.
Aussi, dans l’article on explique que : « plusieurs études ont montré que la distraction peut favoriser le processus créatif. Lorsque nous cessons de penser consciemment à un problème et que nous nous distrayons, le cerveau continue à tisser des liens entre les idées et n’est pas affecté par nos pensées conscientes. Quand nous revenons au problème, l’accès à des idées éloignées est facilité. »
J’ai lu que les idées peu originales sont souvent les premières produites. Est-ce que ça veut dire qu’il faut faire confiance au processus et qu’on doit d’abord sortir toutes les idées poches pour ensuite en avoir de meilleures?
C’est en effet une hypothèse. Les premières idées sont souvent les moins originales parce qu’on fait surtout appel à notre mémoire, mais le fait de persévérer à la tâche nous amènerait à épuiser nos idées et à devoir penser activement à comment trouver d’autres idées, d’autres stratégies de recherche.
Dans les tâches de pensée divergentes, on demande souvent aux participantes et participants de générer le plus d’idées originales pour un problème donné et les gens finissent par changer de catégorie d’idée, décomposer le problème, etc. Mais cela se fait après avoir épuisé les idées « faciles » qui sont, souvent, moins originales.
Comment stimuler la créativité?
Je ne suis pas spécialiste des programmes d’entraînement à la créativité. Par contre, je me dis que ça se joue peut-être dans la sélection de nos idées. En acceptant que nos idées soient répétitives, on peut continuer à en trouver et tenter d’identifier celles qui sont bonnes plutôt que de s’exiger de toujours générer de nouvelles idées. Autrement dit, tenter de se concentrer sur nos critères de sélections plutôt que sur notre façon de générer les idées.
Tu es aussi artiste de la scène, comment cela t’a mené à voir la créativité sous un jour différent?
Dans ma pratique artistique, je vis la créativité comme un certain besoin. La dimension affective et politique est plus présente que lorsque j’étudie la cognition créative. Mon travail artistique et créatif me permet de mieux me représenter mentalement les études que je lis, mais pas l’inverse. La recherche scientifique permet de théoriser et mettre les mots sur ce qui se pense en dedans, mais ça reste limité! On peut difficilement saisir la complexité de la pensée… C’est parfois très frustrant!
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🍒 Les choses qui m’aident à apprivoiser ma créativité :
You either do something, or you get haunted by it. Franchement, je réalise à 31 ans que c’est le crédo sur lequel j’ai basé la plupart de mes choix de vie. Lorsque la créativité vient, il faut la prendre. Et j’entends par créativité, l’ensemble des idées stimulantes qui nous forcent à nous mettre en action. Si on s’autosabote constamment, cela me semble assez néfaste à long terme non?
Ok, c’est peut-être le bout que vous allez détester, mais : courir, bouger, saluer le soleil sur mon tapis, marcher longtemps dehors. Un peu comme l’incubation dont nous parle la spécialiste de la psychologie cognitive ; il s’agit de partir pour mieux revenir, genre. En plus, les endorphines, ça aide à avoir confiance en soi.
Essayer de nouvelles affaires, être débutante, briser la routine, faire des erreurs! Chaque nouvelle activité me donne l’occasion de penser différemment, d’apprendre de nouvelles choses, et donc d’étendre mon champ créatif. Sans me mettre la pression de performance, il s’agit plutôt de déboulonner les croyances que j’entretiens sur moi-même, par exemple, je ne sais pas dessiner. C’est totalement vrai, mais pourquoi m’en priver après tout? Ça débloque des idées, ça ouvre mon imaginaire...
Ne pas trop me comparer. S’il est vrai que beaucoup de balados et de contenus autour de l’art m’inspirent… J’ai tendance, comme beaucoup de personnes, à vite surestimer ce que font les autres, à perdre contact avec ma propre imagination, et à penser que leur manière de faire est l’unique bonne manière de faire! Dans l’article que je ne cesse de mentionner, il est d’ailleurs indiqué qu’il faut activement « éviter la fixation sur les idées des autres ». Une bonne raison de me désabonner de plusieurs comptes ça!
Arrêter de me détester si ma créativité n’est pas à la hauteur de mes espérances. Simplement accepter que je ne suis pas de type robot, mais humaine, et parfois, la vie, c’est plate.
⚡ Les choses qui vous aident à débloquer votre créativité :
Je vous ai sondé sur Instagram, et plusieurs artistes ont partagé leurs petits trucs pour se sortir de l’inertie.
Consommer de la culture (films, livres, expositions…).
Parler avec des personnes dont le quotidien est différent du nôtre.
Faire une activité pas du tout liée au projet sur lequel on vit un blocage créatif, être en mouvement.
Avoir un chez-soi (et idéalement un bureau) inspirant, coloré, à son image, avec des œuvres d’art qui nous parlent.
Tiens, tiens, ça me rappelle un épisode pas plate ça :
Tenir un journal de bord rempli d’idées, de croquis, d’images, de buts, et les noter aussitôt qu’on y pense, puis s’y replonger plus tard.
Mettre son cellulaire en mode avion.
Prendre le temps de s’ennuyer. (Un peu comme moi pendant 20 minutes dans on bain, tsé! 🙃)
Être au contact de la nature et des gens.
Se charger des distractions externes avant de se lancer dans un projet créatif (comme partir une lessive, passer un appel qui nous stresse, etc.).
Essayer la technique Pomodoro : réaliser des tâches pendant une période donnée, entrecoupée de pauses.
S’installer dans un environnement propice à la création : plus ou moins sonore et/ou lumineux selon notre type de cerveau!
Respecter sa nature, certaines personnes vont toujours avoir tendance à créer davantage le jour, le soir ou la nuit. Bref, s’aligner avec sa propre énergie!
Faire une chose à la fois.
Solliciter des ami·es pour brainstormer ou leur soumettre des idées pour prendre du recul.
Se lancer un défi créatif qui nous interpelle pour tenter de repousser les limites de notre imagination.
Travailler sur son syndrome d’imposture qui sabote souvent la créativité.
Des expositions :
Phase Shifting Index de Jeremy Shaw au Musée d’art contemporain de Montréal (à la Fonderie Darling) : ça faisait longtemps qu’une œuvre numérique ne m’avait pas fait ressentir autant d’émotions. Laissez-vous surprendre par cette expérience immersive qui évoque la transcendance par le mouvement.
Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin au Centre PHI : Une œuvre en réalité augmentée instructive, importante, qui met en valeur le courage d’une pionnière des droits des personnes noires et qui mérite de s’inscrire dans l’histoire.
Marie-Danielle Duval et Farzaneh Rezaei à la Galerie Hugues Charbonneau : deux univers artistiques fascinants à découvrir absolument!
Alexa kumiko hatanaka à la Galerie Patel Brown : des œuvres qui se situent à la lisière entre la tradition japonaise et l’innovation.
Matières indociles (Biennale Af-flux) à OBORO (Archive Bouba Touré, Diane Cescutti, Gwladys Gambie, Myriam Omar Awadi, Ludgi Savon et Mawena Yehouessi) : une expo collective percutante qui porte des réflexions sur la visibilité des communautés noires dans le milieu de l’art et du risque que les corps noirs soient exploités, surexposés, et s’épuisent.
Tisser l’intime au Centre culturel Georges-Vanier (Annie Ton Zhou Lafrance, Tania Lara Casaubon, My Van Dam, Vanessa Riera) : de quelle manière notre vie - intime et collective - est-elle façonnée par les frontières et le territoire?
Deux films :
Anselm (Le bruit du temps) : Un film documentaire au style unique qui retrace le parcours, les idées et le travail du peintre et sculpteur allemand Anselm Kiefer. En ce moment au cinéma du musée!
Jannick Deslauriers : être imaginaire : un court documentaire à visionner sur arts.film; immersion dans le processus créatif de sa dernière expo au 1700 Laposte.
Des ouvrages :
Le regard féminin d’Inès Bray : Camille Ropert mentionne cette autrice féministe à plusieurs reprises dans le dernier épisode, notamment pour sa réflexion portant sur le female gaze.
Tout le monde aime danser de Chloé Rochette : pour moi, créer et bouger sont deux plaisirs qui s'entrecroisent et s’influencent énormément. Dans cet essai fort intéressant écrit par une femme que j’adore personnellement, on est invité à remplacer l’injonction de performance par la joie en matière de mouvement. 10/10!
The Creative Act par Rick Rubin : Selon ce producteur de musique qui s'intéresse de près à la créativité, il s’agit surtout de soigner notre relation au monde plutôt que se forcer à produire énormément pour rester créatif ou créative. Plusieurs passages sont de véritables pépites de sagesse et d’inspiration.