Allô tout le monde! 🙂
Voici le menu du jour :
Je vous parle de la place du textile en art visuel avec quelques mises en contexte historique et féministe.
Je vous présente le nouvel épisode qui, *surprise*, donne la parole non pas à un.e artiste, mais à deux!
Ce mois-ci, je scinde l’infolettre en deux, et je vous envoie dans quelques jours plusieurs suggestions et coups de coeur culturels pas plates du tout!
Il y a de fortes chances que vous associez art textile et féminité.
Face à une œuvre faite de fils et de tissu, vous pensez que c’est probablement une femme artiste qui l’a conçue… Et il est assez probable que ce soit le cas.
Cela dit, explorons quelques pistes afin de mieux cerner pourquoi les femmes se trouvent associées à la fibre, comment est né le mépris de leur ingéniosité dans le domaine (en tout cas en Occident) et pourquoi il ne faut pas sous-estimer leur habileté à renouveler sans cesse la discipline.
Bear with me, on r’tourne en arrière!
Un art pas trop valorisé pour ces p’tites dames! (entendez-vous l’ironie?)
Depuis le Moyen-Âge, les femmes sont étroitement liées au domaine textile. Si les techniques se perfectionnent à la Renaissance, et que la demande en étoffes de soie est très forte dans les cours européennes, reste que les pratiques artisanales comme la broderie, le tissage, le tricot, le macramé, la couture, la dentelle et autres savoir-faire autour du textile sont alors écartés du domaine des beaux-arts.
Dévalorisés, synonymes de tâche domestique, mais aussi de minutie (on associe beaucoup les femmes à la méticulosité, puisque comme tout le monde le sait, on est *naturellement* douées pour ce genre d'exécution (not)), les travaux d’aiguille ont été invisibilisés, dépréciés, en même temps que leurs expertes.
Évidemment, de nombreux hommes œuvrent dans le domaine, avec plus ou moins d’oppressions les touchant également, mais je veux ici porter votre attention sur les assignations de genre et l’invisibilisation systémique des femmes.
D’ailleurs, cette mentalité misogyne qui dépasse le champ des arts visuels est toujours bien ancrée dans l’actuelle industrie mondiale du textile où la main d’oeuvre est majoritairement composée de femmes, précaires de surcroit. Une partie des couturières deviennent au tournant du 19e siècle les ouvrières des tailleurs, plutôt que leur équivalent féminin.
« Un point extrême de cette évolution est l'apparition de la figure du « grand couturier » dans les années 1860 : un homme qui produit des vêtements féminins de luxe », notamment en Europe, explique la sociologue Claire Lemercier.
Avant la Renaissance, plusieurs historien·nes croient que l’art textile se hissait au même rang que les autres formes de création. Mais une hiérarchie des pratiques est mise en place à cette époque, notamment à travers le système des académies européennes. En France, le roi Louis XVI fonde l'Académie royale de peinture et de sculpture en 1648 : tout est dit, le prestige n’est pas synonyme de textile!
Petite parenthèse : la Renaissance a fait nettement reculer la condition des femmes, et ce, à plusieurs égards. Contrairement à la croyance populaire, l’humanisme n’a pas franchement servi aux humain·es autres que les mâles.
Pourquoi alors a-t-on relégué les femmes à cet art considéré mineur, utilitaire?
Puisque, sans surprise, la confection de pièces textiles leur est largement attribuée et que ce métier d’art en est devenu un « pour les dames » auxquelles on accorde très peu de valeur.
De plus, on empêche activement aux femmes d'accéder à l’éducation artistique jusqu’au début du 20e siècle (!). À moins d’avoir un membre masculin de leur famille peintre ou sculpteur qui assume le rôle de professeur, il est presque impossible pour elles d’apprendre autre chose que les tâches dédiées aux madames.
Bien sûr, ça n’a absolument pas arrêté les femmes qui sont depuis toujours NOMBREUSES à peindre, à sculpter, à créer, et ce, avec grand talent. On ne laisse pas bébé dans un coin, tsé!
Dans son ouvrage The Subversive Stitch (1984), la théoricienne de l’art Rozsika Parker remet fortement en cause le lien « naturel » qui existerait entre la broderie et les femmes. Elle analyse comment l’art textile, en étant isolé des autres formes d’art, a maintenu les femmes loin des beaux-arts et a contribué à les marginaliser.
Ainsi, le textile n’est pas plus féminin que le « féminin » est attiré naturellement par le textile. Ce n’est pas dans notre essence. En tout cas, ce talent n’a jamais poppé chez moi…
Le textile : un langage riche à réinvestir
Encore aujourd’hui, les stéréotypes sont tenaces : les œuvres textiles ne sont pas toujours considérées au même plan que la peinture ou la sculpture, mais sont aussi souvent associées à une certaine douceur… « féminine ».
Petit retour en arrière (encore) pour apporter une nuance à ce résumé historique.
Même dans la fameuse école allemande Bauhaus, qui ouvre ses portes en 1919 en proclamant faire preuve d’une politique progressiste en matière d’accessibilité pour les femmes, les choses ne sont pas aussi faciles. Le fondateur Walter Gropius et son équipe poussent systématiquement les femmes à s’engager dans l’atelier de tissage. Que les artisanes s’occupent des objets utilitaires ou décoratifs pendant que les monsieurs peignent des formes abstraites révolutionnaires! Chacun·e son savoir-faire. Évidemment, il y a eu plusieurs exceptions, mais il est faux de dire que le Bauhaus a été un établissement véritablement égalitaire.
Toutefois, en parallèle, dès la fin du 19e siècle, les travaux d’aiguille reprennent de l’importance sur la scène artistique grâce au mouvement Arts and Crafts et aux courants avant-gardistes qui désirent décloisonner les médiums et se tournent vers l’abstraction et l’expérimentation.
Les enseignantes et étudiantes du Bauhaus contribuent d’ailleurs fortement à faire entrer le textile dans le monde de l’art en s’affranchissant des frontières entre artisanat, design et arts plastiques : une déconstruction toujours d’actualité. L’art moderne marque donc le début de l’affranchissement de la fonction utilitaire du textile au profit de sa reconnaissance en tant que discipline artistique.
Ce sont ensuite les artistes féministes de la deuxième vague, au cours des années 1970, qui vont non seulement beaucoup exploiter la versatilité du textile dans leurs œuvres, mais surtout se réapproprier ce lourd historique sexiste et affirmer leur agentivité.
Aujourd’hui, nombreuses sont les artistes à redynamiser cet art, à étendre ses horizons. Leurs œuvres sont loin de connoter la restriction qui les limitait jadis, et si ces dernières portent souvent des réflexions liées au genre, à la sphère intime et économique des femmes et des personnes mises en marge, il n’est pas question de stéréotypes restreignants.
D’un artisanat facilitant la docilité des femmes à un moyen d’expression au potentiel infini d’exploration et de subversion : l’histoire de ce médium est fascinante!
Des artistes d’hier et aujourd’hui qui innovent avec le textile
Personnellement, je suis très attirée par ce médium, par la complexité des techniques ancestrales ou au contraire par la simplicité d’un tissu qu’on froisse et qui modifie immédiatement son langage.
Par sa mutation face à la lumière, sa transformation à l’épreuve du temps, sa structure protéiforme, son aptitude à sortir du cadre, à revêtir des formes aussi diverses que surprenantes, et notamment par sa matérialité, sa sensorialité, son éventuelle douceur, certes, mais pas parce que dans ma tête femme = chiffon.
J’aime que le matériau ne soit pas un simple support, mais le canal tout entier. Le textile se réactualise sans cesse. Bref, ce n’est ni un art plate ni un art genré, même si on ne peut ignorer l’héritage qu’il porte en lui. De plus en plus d’artistes contemporain·es innovent pour faire dialoguer la matière sous dans angles audacieux, conscient·es de son passé, mais en la réhabilitant. C’est le cas de la plasticienne portugaise Joana Vasconcelos qui a dit:
« J’aime repenser la tradition, lui donner une valeur contemporaine, jouer avec la couleur pour nous faire réfléchir aux minorités. Par exemple, les femmes qui ont été contraintes d’exprimer leur créativité à travers les tâches domestiques ou le crochet. »
Voici une bien modeste liste d’artistes qui se sont exprimé·es/s’expriment à travers les arts textiles. J’espère vous permettre une relecture de ce médium autrefois mal aimé et désormais en voie de prendre la juste place qui lui revient.
Anni Albers (1899-1994)

C’est notamment à l’école Bauhaus qu’elle acquiert une très grande expertise en tissage. Selon AWARE, il s’agirait de la première artiste textile à faire l’objet d’une exposition solo au MoMa en 1949. Influencé par les mouvements avant-gardistes de l’époque, Anni Albers a créé des œuvres textiles abstraites innovantes, empreintes de motifs géométriques et de couleurs vives. Avec Sonia Delaunay-Terk, une autre moderniste, elles ont amplement contribué à faire du textile une discipline incontournable au début du 20e siècle. Aujourd’hui, on ne s’en rend peut-être pas compte, mais l’enchevêtrement de ces formes non figuratives et l’opacité des frontières entre design et art visuel ont véritablement bouleversé l’histoire de l’art.
Miriam Schapiro (1923-2015)
Cette artiste féministe qui a travaillé le textile, la broderie, le patchwork, la couture, etc, a voulu revaloriser le tissu et le fil. Sans toutefois essentialiser les femmes, elle a saturé ses pièces de motifs colorés afin de brouiller les pistes de nos biais inconscients, mais aussi les divergences entre pièce d’art et objet utilitaire. Existe-t-il une imagerie féminine? Les cœurs, les fleurs, etc. Est-ce une reprise de pouvoir sur ces codes artistiques dénigrés? Sûrement! Schapiro fait partie de ces pionnières qui ont voulu redonner aux femmes leur subjectivité en art et faire briller leur savoir-faire.
Magdalena Abakanowicz (1930-2017)
L’artiste textile polonaise a révolutionné le travail du textile et de la tapisserie en concevant des structures d’envergure novatrices qui frappent l’imaginaire. Elle s’est beaucoup inspirée du monde végétal et animal et s’est notamment fait connaître pour ses grandes sculptures souples tridimensionnelles, dont certaines, celles de la série Abakans (1965-1975) possèdent des aspects assez évocateurs de la vulve. On lui doit une citation que je trouve percutante:
« L'art ne résout pas les problèmes, mais nous rend conscients de leur existence. Il ouvre nos yeux pour voir et notre cerveau pour imaginer. »
Ghada Amer
Ghada Amer ne s’en cache pas : elle n’aime pas la broderie! Étonnant tout de même pour cette figure importante de l’art contemporain qui s’est fait connaitre grâce à ces pièces composées de fils de coton et de tissu. C’est justement le détournement de ce médium détesté, car « féminin » pendant des siècles qui l’interpelle. Approchez-vous de ses œuvres et vous verrez apparaître des scènes osées où les femmes se font maîtresses de leur désir. Une broderie pornographique peut-il être un chef-d'œuvre? Peut-on vouloir avoir du plaisir ET s’adonner à la broderie délicate? En tout cas, l’artiste déconstruit nos croyances sur ces thématiques et revendique le caractère subversif de ses œuvres.
Nastassja E. Swift
Les sculptures de l’artiste américaine utilisent la fibre pour redéfinir, réinventer le portrait. Une aura de sagesse et d’empowerment enveloppe ses œuvres inspirées en grande partie des masques et rituels issus des communautés d’Afrique de l’Ouest. Laine, perles et tissage donnent lieu à une multitude de détails et autant de récits véhiculés à travers ces « soft sculptures ».
Suchitra Mattai
Monumentales et riches de détails, les pièces de Suchitra Mattai revisitent l’histoire à travers les mythes et la mémoire collective. En plus de se réapproprier les récits coloniaux hégémoniques, l’artiste utilise consciemment plusieurs techniques textiles associés traditionnellement à la sphère domestique féminine. Elle puise autant dans ses racines guyanaises, sud asiatiques qu’américaines pour approcher la notion de travail et de genre.
Mari Koppanen
À traverse son approche expérimentale, la designer finlandaise repousse la limite de la création textile. Une culture à base de cellulose contenant différents types de levures et de bactéries lui a permis de concevoir un tissu nouveau genre pour sa série « A Baby, A Beast » qui brouille les pistes entre le vivant et le non-vivant. Ce « cuir » a de quoi surprendre!
Valérie Gobeil
Valérie Gobeil adopte une attitude d’exploration avec la fibre. Elle sonde les infinies possibilités picturales et formelles de la peinture et de la couleur à travers le textile et ses multiples textures. Son travail actuel à la laine assemblée par touffetage attire par sa sensorialité et les nuances vives qu’elle laisse s’exprimer font de ses pièces de véritables tempêtes de dopamine!
Elle nous raconte comment est né son amour pour le textile et nous ouvre les portes de son atelier dans cet épisode :
Véronique Buist
De la convergence de la broderie et du papier artisanal, l’artiste montréalaise fait naître des œuvres bidimensionnelles foisonnantes de détails. Sensorielles et poétiques, elles cultivent l'ambiguïté puisque figuratif et abstrait se côtoient et laissent place à une multitude d’interprétations. Son art porte en lui l’héritage des femmes artistes qui ont travaillé le textile, mais aussi la certitude de la nouveauté.
On s’immerge dans son univers artistique juste ici :
Montserrat Duran Muntadas
En alliant le verre et le tissu, l’artiste conçoit des œuvres sculpturales qui cherchent à éveiller des contrastes. Ses structures aux formes organiques, souvent agencées sous forme d’installations immersives, comportent de multiples textures et sont en fait des représentations de fibromes, d’anomalies à l’intérieur du corps ou bien d’êtres jamais nés.
Elle nous offre une incursion privilégiée dans sa pratique :
D’autres artistes qui travaillent le textile à découvrir :
doux soft club, Mallory Lowe Mpoka, Anie Toole, Igshaan Adams, Joana Choumali, xenia lucie laffely, Jade Yumang, Maxine Sutton, Anya Paintsil.
Don’t hate me for making this short, j’adorerais écrire un livre sur toutes les pratiques en textile…
Laissez-moi vous présenter les deux invité·es du dernier épisode du podcast Sous la fibre, disponible sur toutes les plateformes d’écoute.
Michaelle Sergile, qui n’a pas choisi le textile, un médium mis en marge, par hasard. L’artiste réhabilite des textes et des archives provenant d’auteur·ices et de communautés afrodescendantes qu’elle traduit en tissages et qu’elle interroge à travers son approche sociologique et inclusive. La thématique de l’héritage traverse son travail à plusieurs égards. Je suis très admirative du labeur qu’elle entreprend, à la fois intellectuellement, dans sa grande quête de documentation et d’analyse, et techniquement avec le métier à tisser.
Quant à Quang Hai Nguyen, à travers la photographie et l’installation, iel met en lumière son héritage immédiat. L’artiste interroge la réalité de la diaspora vietnamienne grâce à des portraits et ses archives familiales. Épuré, habité de silences, mais empreint de symboles et d’amour, son univers visuel explore les notions d’identité, de maison, du deuil et de l’immigration. Son regard s’affranchit des événements traumatiques tels que la guerre, sans toutefois en sous-estimer les traumas. L’artiste désire par-dessus tout nourrir un sens de la communauté et sortir d’une photographie de gazing qui catégorise et cloisonne.
J’ai bien hâte que vous écoutiez ce nouveau format sur le balado! Vous me direz si vous aimez ça.
❤️🔥❤️🔥❤️🔥❤️🔥 Stay tuned, la semaine prochaine je vous envoie PLEIN de suggestions culturelles ❤️🔥❤️🔥❤️🔥❤️🔥