Qui sommes-nous (réellement) sur les réseaux sociaux?
Au menu : aliénation, cyberféminisme, cyborg, la notion d'absence-présence et comment rester incarné.e malgré la dissociation virtuelle.
J’ai lancé le mois dernier un épisode qui porte sur la relation des artistes visuel.le.s aux réseaux sociaux.
Je ne suis pas surprise que sa réception ait été forte, puisque le sujet fait partie des incontournables lorsque je discute avec des créatrices et créateurs.
Interpeller les gens, séduire les algorithmes, et défendre son travail en continu? Ouf, pas facile à naviguer comme programme. J’en conviens.
Moi non plus je ne sais pas toujours comment m’y prendre pour déployer mes idées sur le world wide web.
J’ai voulu, bien humblement, inclure quelques nuances qu’exige la thématique de la présence en ligne. Puisqu’elle est à la fois omniprésente, riche, anxiogène, porteuse d’opportunités, mais aussi synonyme d'ambiguïté, voire carrément de détachement à notre environnement.
Si la première spécialiste interrogée, Cloé Pluquet, offre des conseils pertinents et bienveillants pour optimiser sa stratégie de contenu (et la bâtir selon ses intérêts, sans se trahir!), parce que c’est essentiel pour les artistes et artisan.e.s, la seconde experte, Laurence Dubuc, s’attaque à l’aliénation que peut susciter la promotion de soi et de son art en ligne; une tâche qui vient peser un peu plus lourd sur les dynamiques d'invisibilisation du travail artistique. 👇
Aujourd’hui, j’ai envie d’attirer votre attention sur la difficulté d’aligner notre identité avec ce que nous projetons en ligne. Qui sommes-nous lorsque nous ne sommes plus dans l’espace du palpable?
Où se situe la limite entre fiction et réalité lorsqu’il est question de se concevoir un profil sur un canal digital?
J’ai envie de m’arrêter quelques instants sur cette quête effrénée de performance de soi, l’euphorie qu’elle provoque parfois, son potentiel créateur, mais aussi sa vacuité et les orages qu’elle peut faire émerger en nous.
Pourquoi on « aime » les réseaux sociaux (même si on ne l’assume pas toujours)
L’été passé, j’ai réalisé un reportage sur la tendance à romantiser (ou idéaliser, si vous préférez) notre vie sur les réseaux sociaux pour le ELLE Québec.
Deux éléments m’ont particulièrement marqué et ont donné plus de sens, selon moi, à ces mises en scène virtuelles.
1. C’est légitime de vouloir se présenter sous son meilleur jour - jusqu’à parfois dissimuler son vrai soi.
Instagram, TikTok et Pinterest n’ont rien inventé. La sociologue Chiara Piazzesi m’a expliqué en entrevue que le besoin que les autres approuvent nos actes est universel et existe depuis toujours :
« En parcourant l’histoire de la philosophie, on se rend compte qu’il y a toujours eu des invitations à construire une vie parfaite à force de travail et de discipline. Aujourd’hui, c’est essentiellement des efforts esthétiques qu’on est invitée à faire. Une bonne vie doit être avant tout une belle vie. »
Mmmmh, voilà qui résonne avec notre propension à publier le plus beaaaau selfie de nous ou la plus beeeelle photo de notre atelier/salon/lasagne.
Mais est-ce superficiel pour autant?
Pas forcément.
2. Cette construction du soi numérique possède, dans sa fonction créative, des pistes incontournables à propos des trajectoires que nous voulons prendre.
En gros, la psychologue Véro Ménard soulève que les réseaux sociaux nous renseignent sur certains de nos besoins d’autonomie et d’identité en découvrant d’autres réalités… et en nous forgeant notre « apparence » en ligne.
Ainsi, affranchi.e.s de l’immédiateté du réel, il semble possible de sélectionner rigoureusement ce que nous voulons être et projeter au monde.
Bref, c’est facile de condamner les réseaux sociaux sans avoir regardé au préalable droit dans les yeux notre besoin de validation et d’adhésion au groupe, et celui de se distinguer par le développement d’une personnalité unique.
Ça semble contradictoire? Well, that’s life. baby.
L’existence c’est comme un aller-retour incessant entre nos polarités, we might as well enjoy the ride.
À présent, laissez-moi donc faire la seule chose que je sais faire : sonder des œuvres pour tenter de donner de l’épaisseur à ce sujet.
(jokeeee, je sais aussi cuisinier 4 repas en rotation depuis que j’ai 18 ans. 🤡)
Cash Me Online (2023) de Amandine Kuhlmann
Je ne suis pas de celleux qui s’abstiennent fièrement d’être sur TikTok. Non! Je suis Gémeaux, alors les flux d’informations submergeants, limite agressifs, j’aime malheureusement ça… 😭 Mais promis, j’me gère.
Si ce réseau social permet, à mon sens, de tomber sur des contenus pertinents, puisque l’algorithme connaît presque tout de nous - de nos traumas d’enfance à nos destinations de voyage en passant par notre race de chien préféré -, il représente aussi le paroxysme de la performance.
Car à l’ère du scroll infini, il faut briller (et se battre farouchement) pour avoir l’attention sur soi.
L'œuvre satirique Cash Me Online d’Amandine Kuhlmann mêle photographie, performance et séquences vidéo, réelles et truquées.
L’artiste française s’est créé un alter ego en ligne qui s’évertue à correspondre aux tendances dans l’espoir d’accéder à la viralité.
Cette influenceuse adopte alors de nombreux codes liés à l’hyperféminité telle qu’elle inonde nos écrans : sexualisation à outrance, chirurgie esthétique, défis axés sur l’apparence, etc.
À travers l’exagération, l’artiste interroge notre tendance à se théâtraliser, à détourner notre personnalité au profit du désir de se conformer, d’être vu.e et apprécié.e, d’appartenir au zeitgeist du moment.
Voici un extrait de sa démarche :
« Mon but ultime est d'atteindre la célébrité virale, d'embrasser enfin l'interaction entre illusion, déclin, désespoir et rage féminine. En intégrant mes propres performances avec des séquences trouvées et la technologie du deepfake (basée sur la substitution d'identité), je m'insère dans des scènes qui remettent en question la notion de féminisme et les politiques de représentation au sein de la culture visuelle en ligne. Ce projet examine les tensions au sein du corps féminin, entre autonomisation et objectification. »
Malgré les critiques sous-jacentes, malgré le fait que cette dramatisation efficace de l’artiste soit à la fois drôle et intelligente, malgré qu’il s’agisse évidemment de déplorer quels stéréotypes féminins délétères sont exaltés sur les réseaux sociaux (et boostés par les machines)…
Je me suis sentie très confrontée lorsque j’ai visionné l'œuvre vidéo…
Et que je connaissais PAR COEUR la presque majorité des trends TikTok et les sons qui les accompagnent!!!
Ouch.
Passons-nous trop de temps en ligne à s’observer les un.e.s les autres en train de mimer les mêmes affaires au même moment?
Où s’arrête et où commence la véritable influence des contenus virtuels sur nos vies intimes?
De surcroit, sur plusieurs séquences, l’artiste a utilisé le procédé du deepfake pour y apposer son visage, ce qui démontre encore plus notre vulnérabilité à nous laisser influencer par des personnes qui n’existent même pas!
On laisse ainsi un standard irréaliste, une injonction perfide impacter notre identité qui, tel un château de cartes, semble prête à s’écrouler.
Ce projet est une profonde analyse de la surreprésentation et de la monétisation de soi tandis que notre génération semble obsédée par son image en ligne, jusqu’à parfois délaisser une sincère quête introspective au profit de propagandes numériques.
Évidemment, cette œuvre fait écho au projet Square femininity de la Québécoise Annie Baillargeon qui s’attaque aussi aux conséquences d’Instagram sur l’image de soi, et notamment aux tendances skin care qui prolifèrent, exacerbant au passage le culte de la jeunesse et de la beauté.
L’artiste nous en parle dans cet épisode :
Et pourtant, il semble que nous soyons au plus proche de nous-mêmes lorsque personne ne nous regarde. Lorsqu’aucun lien virtuel ne nous force à jouer le « meilleur » de nous.
Personnellement, il n’y a rien qui m’ancre davantage, qui fortifie plus ma proximité avec mon individualité, que la certitude que je ne suis pas perçue.
Se cacher du monde, au moins pour quelques heures.
Le cyberféminisme ou un idéal numérique de l’opposition
Je ne pense pas que le web soit un espace sécuritaire pour les femmes, au contraire.
Il reproduit les pires dérives que le male gaze désire voir se matérialiser. Les femmes sont victimes de commentaires haineux, on les humilie, les insulte, les exhorte plus que jamais à la conformité, à la soumission.
Ceci me fait toutefois penser au courant cyberféministe qui, il y a quatre décennies, avait la volonté d’une appropriation féministe des technologies.
Je ne suis absolument pas experte en la matière, mais voici ce que je retiens de mes lectures.
En 1985, une philosophe et théoricienne féministe avant-gardiste nommée Donna Haraway publie le troublant Manifeste Cyborg. Cet essai a été un moteur essentiel dans l'analyse des liens entre genre et technologie et a grandement concouru à faire naître le cyberféminisme.
Ce mouvement exprime, entre autres, la volonté que l’espace numérique s’affirme comme un lieu d’expérimentation au-delà de l’hégémonie masculine, qu’il soit un espace d’opposition féministe.
Haraway désirait émanciper l’espace numérique d’une idéologie virile et masculine.
Bon, quand on regarde les Meta et X de ce monde, malheureusement, son souhait ne s’est pas tout à fait exaucé…
Évidemment, cela n’efface pas les nombreuses et importantes initiatives féministes et militantes qui ont émergé et continue de se développer en ligne.
Pour ne citer que celui-ci : le mouvement #Metoo en 2017. Selon certain.e.s penseur.euse.s, le web 2.0. est carrément à l’origine du féminisme 4e vague.
À noter également qu’un effacement de l’apport des femmes dans les technologies a aussi eu lieu, tout comme dans les arts, surprise, surprise (not…). De nombreuses innovations qui font désormais partie de notre quotidien sont le fruit du travail et de l'ingéniosité de femmes. Mais tout le monde s’en fiche.
Bref, revenons à nos moutons robots.
La figure de cyborg que Haraway détaille dans son ouvrage en est une politique et philosophique.
Le journaliste Xavier de La Porte résume la pensée de Haraway ainsi :
« [En 1985] on arrive à un moment où la technologie perturbe les frontières traditionnelles entre l’humain et la machine, entre la nature et la culture. Et ça, les femmes doivent en profiter, parce que c’est toujours bon pour elles quand les frontières entre nature et culture sont réinterrogées. Elles peuvent s’affranchir des assignations et se réinventer. Il faut d’une certaine manière qu’elles se fassent cyborg, qu’elles assument d’être au-delà de la nature et de la culture. »
La théoricienne a aussi déjà mentionné que le néolibéralisme s’insère profondément dans nos chairs.
Ça vous sonne une cloche?! Me semble on dirait qu’on jase du culte du vedettariat version influenceurs/influenceuses, meh.
Je crois donc que l'œuvre Cash Me Online est bien plus incisive qu’elle n’y parait au premier regard.
Il ne s’agit pas seulement de mimer les gestuelles désincarnées des internautes en quête de likes dans le but de déplorer les dérives des réseaux sociaux, mais aussi de se placer en tant que sujet, hyperconsciente de sa réalité et du rôle qu’on souhaite lui attribuer. L
Puis de dire : oui, je sais ce que vous attendez de moi, et je vais vous donner tout un spectacle.
À la manière du cyborg de Haraway, cet être hybride, mi-vivante, mi-machine, adopte une attitude équivoque et insolente en détournant les codes.
The Artist Is Kind Of Present (2011) de An Xiao Mina
Déjà, en 2011 (il y a presque un siècle, je sais), on blâmait les réseaux sociaux pour le faux sentiment de connexion qu’il génère et leur fâcheuse capacité à détourner (voler) notre attention.
Sans diminuer drastiquement la valeur des échanges en ligne (passion nuances, souvenez-vous!), il reste que pour les artistes, cela ne remplacera jamais un vrai contact avec leur public.
C’est la notion de présence-absence que l’artiste An Xiao Mina explore lorsque, dans sa performance The Artist Is Kind Of Present, elle s’assoit au milieu d’une pièce et invite les visiteur.euse.s à échanger avec elle, mais exclusivement par le biais de messages numériques ou via Twitter.
Cette œuvre fait référence à la performance iconique de Marina Abramović The Artist Is Present (2009), qui offrait au public du MoMa l'opportunité d'un face-à-face silencieux et intense avec l'artiste.
Ces deux performances se sont déroulées sans échanges verbaux.
Toutefois, dans celle d’An Xiao Mina, le numérique crée une interférence. Les regards ne se croisent pas, ou presque. Les communications s’entretiennent à distance émotionnelle.
Il semble opportun de se demander : qu’est-ce qui constitue une véritable connexion? Le contact visuel sans paroles ou bien la discussion virtuelle?
14 ans plus tard, nos relations sociales en ligne ressemblent toujours un peu à ça : on peut parfois entretenir un lien numérique avec une personne, et ne pas oser la saluer en personne.
Nous sommes nombreuses et nombreux à faire l’expérience de cette dissociation sociale. Comment conjuguer la dématérialisation et l’incarnation de soi pour ne pas se perdre en chemin?
Pis, pour revenir à ma question rhétorique (ou clickbait, si vous préférez), qui sommes-nous sur les réseaux sociaux?
Un persona fragmenté qui essaye sûrement de faire de son mieux.
À la manière d’un.e équilibriste, il semble important de s’accorder le droit de se créer un espace numérique à soi, de revêtir un peu la posture du cyborg, tout en restant attentif.ve à nos besoins concrets : sont-ils comblés ou bien devenons-nous de plus en plus absorbé.e par l’écran?
Parfois, je me dis que je devrais m’adresser à la caméra, histoire de me montrer plus authentique, plus raw, mais j’ai peur de la perception d’autrui.
Souvent, j’oublie que l’ennui est une voie qui m’est autorisée, alors j’ouvre mon cellulaire et tout ce que je finis par cultiver est mon anxiété et la sensation d’avoir déjà vu la même vidéo cinquante fois.
Pour se sentir véritablement connecté.e.s les un.e.s aux autres, il n’y a pas de secret.
La sociologue et psychologue Sherry Turkle croit qu'il devrait y avoir des espaces sacrés, comme la table à manger, l’auto, les temps de loisirs, etc.
« Faites de ces lieux des endroits de conversation, car la conversation est l'antidote à beaucoup de problèmes [liées aux réseaux sociaux]. »
Selon elle, plusieurs des effets néfastes des communications numériques s’estompent lorsque l’on se donne le temps de partager de longues et profondes conversations en face à face avec nos proches et nos communautés.
Une autre piste pour recalibrer notre rapport à la surstimulation des réseaux sociaux me vient de Sophie Ayotte, une artiste qui vient d’achever un mois sans consulter son compte Instagram.
Son bilan? Cela a été bénéfique pour elle. Sophie m’explique qu’elle a pu se réapproprier son énergie et son temps, et surtout, qu’elle s’est beaucoup moins laissée happée par la spirale de la comparaison.
« Ça a clairement fait en sorte que je ne sois pas influencée par ce que je vois. Ça m’a empêché de me limiter créativement, parce que parfois voir que d’autres personnes font des choses similaires, ça me turn off et je laisse tomber certaines idées », me dit-elle, en DM Instagram (je sais c’est ironique, mais que voulez-vous, on est en 2025 et les artistes doivent bien manger tsé?!)
Si vous m’avez lu jusque-là, merci. Du fond du cœur.
Maintenant, laissez-vous aller au doux plaisir de fixer autre chose que l’écran. Reconnectez avec le tangible, mais revenez éventuellement.
BISOU NUMÉRIQUE! 💋💋💋
« On est toutes et tous des hybrides. On est toujours à se reconstruire dans nos complexités et nos contradictions. »
- Spideralex, chercheuse cyberféministe et queer.
Merci !