De l’art qui nous aide à observer les souvenirs
La thématique de la mémoire vous interpelle? Voici 3 femmes artistes qui ont exploré ses différents visages.
Ça fait longtemps! Allô!
Comme à mon habitude, dès que les bourgeons se pointent le bout du nez, le podcast et l’infolettre prennent une pause. Après tout, je ne suis qu’une humaine en manque de vitamine D qui désire jouer dehors dès que le printemps revient, telle une caresse, et exige de moi que je lâche les écrans.
Dans la précédente infolettre, j’abordais d’ailleurs cette nécessité du repli pour permettre à la créativité d’éclore, pour expérimenter avant de produire, pour se donner l’espace d’être avant d’offrir. J’essaye donc fort de ne pas laisser entrer la culpabilité dans cette équation précaire.
Malgré la chaleur écrasante dehors, je fais un détour par ici pour vous parler d’une nouvelle excitante : un projet d’exposition pour lequel on fait appel à moi afin d’en assurer le commissariat.
Joie! Enthousiasme!
… Syndrome d’imposture!
Bon, il va falloir que je mette en pratique toutes les belles choses qui ont été dites dans cet épisode avec les merveilleuses Maude Arsenault et Anne-Julie Dudemaine à propos du fait de se sentir imposteur·ice, soit le fait d’adopter le comportement d’un médiocre white cis man qui, à ma place, n’aurait certainement pas la chienne de faire les choses *PaS CoMme iL FaUt*. Bref, je sais que je ne suis pas seule dans ma gang. 🙃🙃🙃
Ce projet, nommé Rendre visible l’invisible, a été imaginé par l’équipe de Zocalo. C’est assurément la thématique retenue pour celui-ci qui m’a convaincue très rapidement de m’engager comme commissaire. Ce thème, c’est celui de la mémoire.
Versatile, porteur, protéiforme, universel, pluriel, lourd de sens, parfois souffrant, parfois joyeux, toujours éphémère, étonnant, vaporeux, impermanent, le sujet de la mémoire entretient une relation avec nous, peu importe où l’on se trouve sur le chemin.
Les souvenirs, les traces, l'oubli, les rituels - à titre individuel et collectif -, la mémoire imaginaire et objective, les archives, les biais, l'histoire, les héritages et les croyances, nourriront la co-création d'artistes visuel·les et d'auteur·ices qui feront converger les mots et les images pour dégager du sens de cette thématique fertile.
Des duos seront constitués, et j’aurais l’immense privilège de les accompagner tout au long de leur expérience de partage.
➡️ Artistes et écrivain·es professionnel·les/de la relève, vous avez jusqu'au 20 août 2024 pour déposer votre candidature.
En parlant de mémoire… L’été est pour moi synonyme de nostalgie. Une nostalgie bien différente de celle de l’hiver qui, pour sa part, a tendance à m’emmitoufler, me figer davantage.
Durant la saison estivale, ce sont des fragments de souvenirs très lucides qui me happent, mais aussi la réalisation que nos étés sont comptés. J’aime faire l’inventaire de mes souvenirs, même les plus flous, même ceux qui semblent uniquement sensoriels, et je tente parfois de rejouer certaines scènes que ma mémoire aime particulièrement cultiver.
Il n’y a rien qui me plonge plus en enfance que l’odeur de l’orage qui s’est déposé sur l’herbe.
Pour honorer cette saison aux saveurs mélancoliques, interpeller votre propre rapport à la mémoire et pour célébrer ce projet qui entre dans ma vie par surprise, je désire vous parler d'œuvres et d’artistes qui s'engouffrent, tête première, dans cette vaste thématique.
Allons-y.
Les empreintes que laissent les choses / Ana Mendieta
La mémoire, ce sont les traces laissées, les vestiges de la société qui s’est transformée, les soubresauts des traumatismes transmis, les échos d’une métamorphose, les artéfacts d’événements auquel on échappe, mais aussi celles qu’on laisse sans cesse derrière notre passage.
C’est un amalgame de corps et de nature qui refuse l’oubli.
Certain·es artistes ont eu de courtes carrières, mais sont parvenu·es à mettre en lumière d’importantes réflexions et ont marqué la pratique de leurs pairs et successeur·es.
C’est le cas d’Ana Mendieta, artiste américano-cubaine dont la mémoire est l’une des thématiques centrales de son travail.
Autant dans sa performance filmée, Traces du corps, en 1974, où l’artiste imprimait la trace de ses mains, enduites de peinture rouge sang jusqu’au sol, que dans l’impressionnant ensemble Silueta Series (qui compte plus de 200 œuvres créées entre 1973 et 1978), elle présente des empreintes de son corps, laissées bien souvent dans des espaces naturels ou des lieux publics.
Il est question des marques, de la dissimulation d’une présence humaine, de sa disparition, des indices de son passage sur la terre, dans la mer, dans l’air que l’on respire toustes, de notre filiation avec la nature. Je crois qu’il est juste d’avancer qu’Ana Mendieta est une pionnière de l’écoféminisme.
Face à ces images, le public est fortement incité à plonger dans sa propre intériorité pour former un potentiel souvenir de ce qui a existé. De quelle manière ce corps a-t-il laissé sa trace? Et peut-être même ressentir une profonde connexion à notre inexplicable passage sur Terre.
Grâce aux traces, ce qui est désormais invisible continue d’exister.
Si la mémoire est magique, c’est bien parce qu’elle continue de donner vie à des actes, des expériences, des êtres qui ne sont plus. Le présent semble alors constitué d’éléments souvenirs.
Morte tragiquement à l’âge de 36 ans, Ana Mendieta a vécu l’exil et la violence. Profondément ancrées dans la symbiose des êtres humains avec la nature, ses performances et œuvres ont investi le sujet du déracinement, mais aussi de quête identitaire, de fluidité.
Elle a également tourné certains films au sein de sites archéologiques : des espaces qui sont absolument emblématiques de notre besoin de connecter avec la mémoire collective.
« Mon art est fondé sur les accumulations primordiales, les pulsions inconscientes qui animent le monde, non pas dans une tentative de réparer le passé, mais plutôt pour se confronter au vide, au fait d’être sans parents, à la terre non baptisée des origines, au temps qui nous regarde depuis l’intérieur de la terre. » – Ana Mendieta
L’amoncellement de moments / Vivian Maier
Certes, les frontières de la mémoire dépassent notre individualité, notre humanité. Toutefois, où naissent les souvenirs, ces étonnantes informations qui semblent (presque) se stocker à l’infini et résider dans notre monde intérieur?
Dans le quotidien. À l’intérieur des multiples détails qui façonnent la banalité.
Avant d’être des représentations mentales du passé, les souvenirs semblent être une nécessité. C’est ce qui nous pousse à documenter notre vie, à souhaiter conserver des bribes du vécu.
Vivian Maier, une gardienne d’enfants « sans histoire », a secrètement pris plus de 100 000 photographies qui ont été découvertes des décennies plus tard, au hasard, lors d’une vente aux enchères.
Ces clichés, témoins de son regard singulier, auraient pu tomber dans l’oubli pour toujours, si l’homme qui a acquis ces archives n'avait pas commencé à s’y intéresser de plus près, à les diffuser sur internet et à remonter le fil de la vie de cette femme.
Mais pourquoi a-t-elle désiré immortaliser de si nombreux moments de vie, si c’était pour ensuite les dissimuler? Les souvenirs possèdent-ils la même valeur s'ils ne sont pas partagés?
Ce qui m’interpelle dans ce récit, c’est à quel point nos souvenirs (qu’il soit sous forme de photo ou non) peuvent échapper à celleux qui pensent nous connaitre.
Sommes-nous nos souvenirs? Ou bien la somme de nos relations et de leurs perspectives sur nous? Est-ce un entre-deux qui constitue la mémoire?
Depuis que j’ai visionné il y a quelques années le documentaire Finding Vivian Maier (John Maloof, Charlie Siskel), désormais disponible sur Arts.film, je ne cesse de penser à ce glissement qui s’est opéré.
Les souvenirs d’une seule personne connaissent désormais un vif succès posthume, et donc s’inscrivent dans la mémoire collective qu’on appellera ici histoire de l’art.
Je crois aussi que les souvenirs, même les plus futiles, alimentent notre fascination pour la mortalité.
Vivian Maier, à travers son objectif, nous offre un aperçu brut de l'âme humaine, révélant la beauté sous-estimée des moments ordinaires. Les rues deviennent des scènes de vie poignantes.
La fugacité de ces moments nous émeut et nous rappelle que la seule certitude est le temps qui passe.
Faire surgir l’histoire / Renée Green
Ayant grandi en France dans les années 2000, l’expression « devoir de mémoire » a fait partie de mon cursus scolaire, plus précisément dans les cours d’Histoire.
Cette notion de devoir se souvenir était lié à l’Holocauste et à l’impératif de ne pas oublier les atrocités pour éviter qu’elles ne se répètent. Évidemment, ce devoir de mémoire semble bien utopique tant les nouvelles nous rappellent qu’un génocide a lieu présentement en Palestine…
Au-delà de l’actualité, je suis intéressée par cet appel au souvenir qui fait parfois émerger un recadrage de l’héritage historique et des représentations qui en découlent.
Sarah Bartman, une femme Khoïkhoï originaire d'Afrique du Sud, a été enlevée et exposée au public européen au 19e siècle en raison de ses caractéristiques physiques. Soumise à des traitements inhumains et à des examens médicaux invasifs et non consentis, elle est devenue un symbole du racisme colonial.
Malgré sa triste célébrité, cette femme est morte dans la misère et la maladie à Paris en 1815. De plus, plusieurs autopsies ont été effectuées sur son corps par des médecins eugénistes.
Appelée également la Vénus Hottentote, son histoire illustre l’ignoble objectification des femmes noires, victimes de racisme et de misogynie suite à des siècles de colonialisme.
Dans son installation Sa main charmante (1989), l’artiste afrodescendante américaine Renée Green invoque le souvenir de cette femme exhibée et maltraitée, sans toutefois nous donner accès au contenu du spectacle qu’on en a fait. Il est l’heure de déterrer ce souvenir douloureux pour redonner une juste place à Bartman, nous dit-elle.
Le public est alors invité à monter sur un socle où on imagine que Bartman s’est tenue puisqu’une empreinte de pieds y est visible. Des textes sont présents sur des lattes de bois : il s’agit de données issues des analyses scientifiques de ses dissections, ainsi que la description de sa vie.
De quoi veut-on se souvenir? Tous les souvenirs ont-ils la même portée?
En faisant entrer Sarah Bartman dans notre mémoire, notre regard sur l’histoire se modifie sûrement. La curiosité scientifique pour l’anatomie de cette femme s’est transformée en intrusion violente et en torture. Un corps donné en spectacle redevient une femme à qui on a nié sa dignité.
L’art ici nous offre d’accéder aux archives afin de les interpréter différemment, de lire entre les lignes de ce qui semblait invisible pour la société autrefois, mais qui nous frappe de plein fouet désormais.
« Le passé historique est une force déterminante qui continue de façonner le présent historique », analyse l’historienne de l’art Abigail Solomon-Godeau à propos de cette œuvre.
Comment continuer de faire vivre une mémoire traumatique sans jouer le jeu du voyeurisme, mais s’en servir comme d’un tremplin? Des pistes de réappropriation se trouvent assurément dans l’épisode consacré à Michaëlle Sergile et Quang Hai Nguyen qui s'intéressent tous les deux à l'héritage.
J’aurais pu choisir tant d’autres œuvres qui interrogent les récits de la mémoire, mais l’été m’appelle et j’espère avoir éveillé en vous le désir d’observer l’art et le vivant à travers cette lunette.
Pour vous, quels mots et concepts résonnent lorsqu’il est question de la mémoire? Mes DMs sont ouverts… 👀
À bientôt!
Vraiment passionnant, merci pour tes réflexions si pertinentes et empreintes de poésie ❤️